L’expulsion n’est pas disproportionnée au regard de l’ingérence causée au droit de propriété

Article publié le 29 janvier 2020

 

Par un arrêt du 28 novembre 2019[1], la Cour de cassation s’est prononcée sur la question de la conciliation entre le droit de propriété et le droit au logement ; deux droits qu’il n’est pas toujours aisé d’harmoniser. 

Dans l’arrêt d’espèce, la commune d’Aix-en-Provence est propriétaire de plusieurs parcelles en bordure d’autoroute sur lesquelles sont installés des gens du voyage sans droit ni titre. 

C’est pourquoi la commune assigne en référé les occupants afin d’obtenir leur expulsion mais la Cour d’appel déboute la commune et rejette la demande d’expulsion. Le propriétaire de la parcelle se pourvoit en cassation et la Haute juridiction casse et annule l’arrêt rendu le 15 juin 2017 par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence au visa des articles 544 et 545 du Code civil et ensemble les articles 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 1er du Protocole additionnel n° 1 à cette convention.

Pour rejeter la demande d’expulsion, les juges du fond ont considéré que malgré l’occupation sans droit ni titre depuis presque cinq ans et un trouble manifestement illicite avéré, l’expulsion était de nature à compromettre l’accès aux droits notamment concernant la prise en charge scolaire, l’emploi et l’insertion sociale. La Cour d’appel argue également du fait que depuis 2015 la commune n’a jamais proposé de solution de relogement, elle insinue donc que le propriétaire des parcelles ne pouvait reprocher aux gens du voyage d’avoir installé leur domicile même à titre précaire. Pour ces raisons, les juges du fond estiment que la mesure d’expulsion serait disproportionnée vis-à-vis des droits au respect de la vie privée et familiale, à la protection du domicile et à l’intérêt de leurs enfants. 

Les juges du Quai de l’horloge devaient donc se demander si les droits consacrés à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme étaient de nature à justifier le rejet d’une demande d’expulsion. En réalité la question posée était de savoir si ces droits pouvaient être jugés comme étant supérieur au droit de propriété.

En son attendu de principe, la Cour de cassation énonce que malgré le fait qu’une mesure d’expulsion d’un occupant sans droit ni titre caractérise une ingérence dans le droit au respect du domicile de celui-ci ; cette ingérence fondée sur les articles 544 et 545 du Code civil vise à garantir au propriétaire du terrain le droit au respect de ses biens. 

En l’espèce, la Haute cour a estimé que l’expulsion était la seule mesure de nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien occupé illicitement. Elle ajoute que l’ingérence qui allait en résulter dans le droit au respect du domicile n’était pas disproportionnée au regard de la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété. 

Bien que l’arrêt ne soit pas novateur car il n’est que la suite d’une jurisprudence constante en la matière ; cette décision est notable car elle rappelle à quel point le droit de propriété est placé sur un piédestal en droit français. Le terme de « propriété » représente à la fois un pouvoir de l’individu sur une chose et une chose appropriée par lui[2]. L’article 544 du Code civil reflète la puissance de ce droit en énonçant que « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue (…)» ; il s’agit donc du pouvoir le plus puissant qu’un individu puisse avoir sur un bien. Les textes internationaux ont également consacré cette idée depuis bien longtemps, tel est le cas de l’article 1er du Protocole additionnel n°1 de la CEDH qui précise que « nul ne peut être privé de sa propriété » ou encore de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui consacre le droit de propriété comme l’un des quatre droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Il est donc aisé d’en déduire que ce droit possède une place et une protection particulière, qui serait presque de l’ordre du sacré ; terme d’ailleurs employé par la DDHC, même si cela est aujourd’hui plus relatif. 

La procédure d’expulsion est évidemment difficilement conciliable avec le droit au respect du domicile d’un individu étant donné que cette mesure d’exécution forcée vise à libérer un immeuble occupé illégalement et éventuellement régler le sort des meubles laissés dans les lieux. Cependant lorsque certaines conditions sont remplies, il est possible de porter atteinte à ce droit en expulsant les occupants. En l’espèce toutes les conditions relatives à l’expulsion étaient réunies, car une parcelle appartient bien à la catégorie des immeubles et les occupants n’avaient aucun droit ni titre pour se maintenir dans les lieux, la demande d’expulsion était donc justifiée. La décision est ici intéressante car elle traduit la différence de perception des deux Cours. Malgré la réunion des conditions, la Cour d’appel a rejeté la demande d’expulsion bien qu’elle ait toutefois reconnu que l’occupation des lieux était manifestement illicite. Il y a donc une certaine contradiction dans cette solution, en réalité les juges du fond ont tenté de contourner la primauté du droit de propriété en faisant entrer des considérations extérieures tels que l’accès à l’emploi ou l’insertion sociale.

La Cour de cassation a énoncé la solution inverse en s’alignant à une jurisprudence constante ; l’atteinte portée au droit de propriété est plus grave que l’ingérence provoquée par l’expulsion. La haute Cour a été très juste dans sa solution notamment en précisant dans son attendu de principe qu’une mesure d’expulsion constitue naturellement une ingérence dans le droit au respect du domicile. Or, dans un tel contentieux, il est nécessaire de faire un choix en faisant primer un droit sur l’autre. La Haute juridiction est très claire, le droit de propriété l’emporte sur le droit au respect du domicile, cela se justifie d’autant plus lorsque le contentieux est relatif à une mesure d’expulsion car dans le cas contraire cette procédure ne pourrait presque jamais être mise en œuvre. L’argumentation utilisée visait des principes fondamentaux des procédures civiles d’exécution. En effet la Cour de cassation évoque dans la première partie de sa solution le principe de subsidiarité car c’est seulement en l’absence d’autres mesures moins contraignantes pour les occupants que pourra être mise en mouvement l’expulsion. Puis elle ajoute que l’ingérence causée dans le droit au respect du domicile n’est pas disproportionnée par rapport à la gravité de l’atteinte au droit de propriété. Dans cette seconde partie, la Cour fait référence au principe de proportionnalité qui prévoit que la procédure utilisée doit être proportionnée à la fin poursuivie[3]. Le juge doit donc mettre en balance les différents intérêts qui étaient en l’espèce le droit au respect du domicile et de la vie privé et familiale contre le droit de jouir et disposer pleinement de son bien. La solution d’espèce a été reprise en tout point d’un arrêt récent du 4 juillet 2019 par lequel la Cour de cassation avait argumenté sa décision de la même manière[4]

À la différence des juges du fond, la Cour de cassation n’a pas tenu compte des intérêts particuliers des occupants en opérant un contrôle in abstracto, certains auteurs considèrent même qu’elle institue une forme de présomption irréfragable de proportionnalité de la sanction[5]. C’est pourquoi le droit de propriété est classiquement placé au-dessus du droit au logement. La jurisprudence est constante sur ce point, la mesure d’expulsion est légitime peu important le statut de réfugié des occupants[6], la durée d’occupation du logement, le grand âge ou la vulnérabilité[7]. Cela se justifie aisément car si le contrôle était in concreto, l’expulsion serait loin d’être efficace car elle est souvent mise en œuvre soit dans le cadre d’occupation sans droit (squatteurs, gens du voyage, personnes sans domicile fixe) soit lorsque les occupants ont un droit mais ne peuvent plus répondre à leurs obligations (impayés dans le contrat de bail). Dans tous les cas l’expulsion est une mesure qui côtoie inévitablement une grande précarité. 

 

Lauren PRUNIER


[1] Cass, civ 3ème, 28 novembre 2019, n°17-22.810

[2] Zattara-Gros (A), « Conv. EDH, protocole 1, art 1 : droit de propriété – conceptuel derrière le fonctionnel », RDI, mars 2014, §11.

[3] Brenner (C), Procédures civiles d’exécution, 9ème édition, Paris, Dalloz, 2017, p°25. 

[4] Cass, Civ 3ème, 4 juillet 2019, n°18-17.119. 

[5] Dreveau (C), « Expulsion : pas d’ingérence disproportionnée dans le droit au respect du domicile », Dalloz actualité, 23 décembre 2019. 

[6] Cass, civ 3ème, 21 décembre 2017, n°16-25.469. 

[7] Cass, civ 3ème, 17 mai 2018, n°16-15.792. 

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