Le principe de dignité humaine ne saurait être une cause suffisante de restriction de la liberté d’expression

Ass. Plén., 17 nov. 2023, n° 21-20.723

L’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans un arrêt de rejet du 17 novembre 2023, a dû se prononcer sur l’articulation entre la protection de la liberté d’expression et la dignité humaine.

En l’espèce, une association organisait une exposition d’art à l’occasion de laquelle des œuvres composées de plusieurs lettres faisant référence à des violences et actes sexuelles intrafamiliaux étaient exposées. Une autre association a estimé que la représentation et l’accessibilité pour tous de ces œuvres violait l’article 227-24 du code pénal prévoyant la répression de la diffusion de message notamment « de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ». Elle a donc saisi le procureur de la république qui a classé sans suite.

Cette dernière, au civil, estime que l’association exposante a commis une faute prévue à l’article 16 du code civil. Cet article dispose que « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ». L’association requérante souhaite donc obtenir réparation du préjudice résultant de l'atteinte portée aux intérêts collectifs qu'elle défend.

La cour d’appel de Metz dans un arrêt du 19 janvier 2017 a écarté cette demande estimant qu’elle ne présentait aucun fondement légal. Elle a estimé que l’article 16 du code civil n’avait pas valeur normative. Elle a considéré que cet article n’avait qu’une valeur interprétative de la volonté générale du législateur.

La première chambre civile de la Cour de cassation a cassé cet arrêt le 26 septembre 2018[1] en retenant que la dignité humaine était un principe constitutionnel. La cour d’appel aurait donc dû statuer sur le litige proposé. Elle renvoie donc l’affaire devant la cour d’appel de Paris.

Cette dernière a rendu un arrêt le 16 juin 2021 écartant l’indemnisation de l’association requérante. Celle-ci décide, à nouveau, de se pourvoir en cassation. Elle critique l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris qui qualifie la dignité humaine comme un fondement qui n’est pas « autonome de restrictions de la liberté d’expression » malgré sa valeur constitutionnelle.

La Cour de cassation rejette le pourvoi en s’appuyant sur l’article 10 de la CESDH[2] qui prévoit un droit à la liberté d’expression. Elle rappelle aussi que la CEDH[3], dans une décision du 11 mars 2014[4], a consacré la liberté artistique comme une composante de la liberté d’expression. Cependant, l’article 10 précité prévoit des exceptions. Celles-ci doivent alors être prévues par la loi et justifiées par différents motifs comme « la prévention du crime » ou « la protection de la santé ou de la morale ».  Sur ce fondement, l’assemblée plénière a tiré deux conclusions. D’une part elle estime que la dignité humaine ne fait pas partie des restrictions listées à l’article 10 de la Convention. D’autre part elle estime que l’article 16 du code civil invoqué par l’association requérante ne représente pas une loi au sens de l’article 10. Elle estime que cet article n'est pas une restriction de manière autonome.

Si cette interprétation est cohérente avec l’interprétation antérieure[5], elle n’en demeure pas moins critiquable. On peut effectivement noter une certaine contradiction entre la reconnaissance de la dignité humaine comme l’essence, avec la liberté, de la CESDH et le refus de protection par l’assemblée plénière.

Cette contradiction peut être directement tempérée car la Cour de cassation n’écarte pas réellement la possibilité de voir l’atteinte à la dignité humaine sanctionnée, elle estime uniquement que cette atteinte ne peut pas être rattachée au motif de la « prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, et aux droits d'autrui ». La Cour de cassation a, de nombreuses fois, consacré la dignité humaine notamment en matière de droit du public à l’information[6].

Enfin, concernant le caractère non normatif de l’article 16 du code civil, la Cour écarte la possibilité de voir un texte général de la responsabilité civile délictuelle s’appliquer à la liberté d’expression. Cette solution ne saurait se fonder sur le droit européen puisque la CEDH a déjà admis la limitation de la liberté d’expression par la responsabilité civile délictuelle[7]. Cette position de la Cour de cassation ne s’explique que par une volonté de protection accrue de la liberté d’expression et de ceux qui l’exercent.

Hugo SOUESME

Sources :

E. DREYER, « La dignité humaine ne peut seule fonder une restriction à la liberté d'expression », La Semaine Juridique Edition Générale, n° 50-52, 18 décembre 2023, act. 1440. (en ligne)

A. MARAIS, « Que reste-t-il de nos dignités ? », La Semaine Juridique Edition Générale, n° 49, 11 décembre 2023, act. 1398 (en ligne)


[1] Cass. civ. 1, 26 septembre 2018, n° 17-16.089.

[2] Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

[3] Cour européenne des droits de l’Homme.

[4] CEDH, décision du 11 mars 2014, Jelsevar c. Slovénie, n° 47318/07, § 33.

[5] Ass. plén., 25 octobre 2019, n° 17-86.605.

[6] Cass. 1re civ., 20 févr. 2001, n° 98-23.471.

[7] CEDH, 9  nov . 2006, n° 64772/01, Leempoel & SA ED. Ciné Revue c/ Belgique, § 59.

 
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Commentaires

  • Abakar
    • 1. Abakar Le 14/02/2024
    J’attendais de voir la Cour se prononcer sur la question de savoir si la pratique de l’association constituait ou non une atteinte à la dignité humaine mais elle n’a pas répondu à cette question malheureusement. Il est non seulement regrettable de constater que la position de la Cour tend à prioriser la protection de la liberté d’expression à celle de la dignité humaine, mais elle légitime également ce qui se passe dans l’espace médiatique.

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