Sonorisation de magasins avec des musiques « libres de droits » et caractère d’ordre public de la rémunération équitable

Article publié le 03 février 2020

 

L’article L.214-1 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que, lorsqu’un phonogramme a été publié à des fins de commerce, l’artiste-interprète et le producteur ne peuvent s’opposer à sa communication directe dans un lieu public. En contrepartie, ces utilisations des phonogrammes ouvrent droit à une rémunération au profit des artistes-interprètes et des producteurs.

Est-il possible de faire sortir entièrement des phonogrammes de ce système traditionnel garantissant une rémunération équitable, en les stipulant « libres de tous droits de diffusion » ? La Cour de cassation semble avoir tranché la question dans un arrêt très important en date du 11 décembre 2019[1].

Afin de sonoriser ses magasins, une société commerciale passe un contrat avec une autre société, mettant à sa disposition des appareils permettant la diffusion d’un programme musical personnalisé, présenté comme libre de droits. La SACEM, agissant pour la Société pour la perception de la rémunération équitable de la communication au public des phonogrammes du commerce (SPRE), lui réclame le paiement des sommes dues au titre de la rémunération équitable prévue à l’article L.214-1 du Code de la propriété intellectuelle. La société commerciale assigne alors sa cocontractante en garantie et en résiliation du contrat qui les lie. La SPRE, appelée en la cause aux fins de jugement commun, forme une demande reconventionnelle en paiement. Les plateformes de distribution en ligne d’œuvres musicales liées aux appareils sont intervenues volontairement à l’instance.

La Cour d’appel de Paris[2], relevant que la société commerciale ne conteste pas avoir diffusé les phonogrammes mis à sa disposition afin d’animer ses magasins, estime que les phonogrammes avaient été transmis auprès d’un nombre indéterminé de destinataires potentiels, de sorte que leur communication directe dans un lieu public au sens de l’article L.214-1 du Code de la propriété intellectuelle était réalisée, et ce, indépendamment du moyen ou procédé technique utilisé. Le caractère d’ordre public de la rémunération équitable est affirmé.

La société commerciale forme un pourvoi en cassation, pourvoi rejeté.

Cet arrêt montre bien toute l’ambiguïté du concept de phonogrammes « libres de droits ». La Cour de cassation s’appuie sur le mode de fonctionnement de la plateforme de distribution pour dénier implicitement cette qualification aux phonogrammes en question. Les artistes-interprètes publiant sur la plateforme pouvaient choisir la licence « creative commons » et participer à un programme commercial, ce même programme permettant aux professionnels de sonoriser leurs locaux. Ce fonctionnement générait des bénéfices, en partie reversés aux artistes concernés, et constituait donc une exploitation commerciale. Dès lors, les phonogrammes avaient bel et bien été publiés à des fins de commerce.

Le professeur Jérôme Huet y voit une interprétation contraire à la ratio legis de l’article L.214-1, qui a pour objectif de dispenser l’utilisateur de demander l’autorisation à l’interprète et au producteur, pour des raisons pratiques. Selon lui, l’adhésion de l’artiste-interprète au système « libre » en question est en tant que telle une autorisation[3].

Ainsi, on peut se demander si la solution aurait été la même si les artistes-interprètes n’avaient rien perçu des bénéfices générés par le programme. La publication aux fins de commerce aurait été plus difficile à qualifier, pourtant l’exploitation commerciale par la plateforme de diffusion tout aussi existante, et par suite le droit à la rémunération équitable tout autant justifié.

Enfin, il faut noter que la Cour de cassation a refusé le renvoi préjudiciel à la CJUE, écartant tout doute raisonnable quant à l’interprétation du droit de l’Union européenne.

Charlotte SALAÜN


[1] Civ. 1ère, 11 décembre 2019, n°18-21.211

[2] CA Paris, pole 5, ch. 1, 6 avr. 2018, n° 17/01312 : JCP G 2018, 858, note J. Huet.

[3] (J) Huet, « L’auto-producteur est triste : la Cour de cassation refuse de reconnaître « le libre » en musique », JCP G, n°1-2, janvier 2020, 5.


 

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