Responsabilité délictuelle : maintien du critère d’imprévisibilité de la force majeure

(Civ. 2e, 30 nov. 2023, n° 22-16.820)

Dans un arrêt rendu par la deuxième chambre civile le 30 novembre 2023, la Cour de cassation précise les modalités d’appréciation des critères de la responsabilité délictuelle.

En l’espèce, un motard a chuté au sol lors d’une séance de « roulage » sur circuit, à la suite d’une manœuvre de freinage. Celle-ci a été causée suite à l’agitation d’un drapeau jaune qui l’invitait à ralentir et qu’il avait interprété comme étant une invitation à freiner, malgré sa grande connaissance des conditions de circulation. Il a, pendant ce temps, été percuté par un second motard qui le suivait de près et a été lui-même percuté par une troisième moto.

La victime a alors assigné en indemnisation le motard responsable et l’assureur de ce dernier en réparation et indemnisation de son préjudice corporel sur le fondement de la responsabilité pour faute et de la responsabilité du fait des choses.

La cour d’appel de Paris dans un arrêt du 17 février 2022[1] a débouté les demandes de la victime selon que ses fautes de conduite constituaient le lien de causalité avec son dommage. Elle relève que ses fautes étaient imprévisibles et irrésistibles et que cela suffisait donc à exonérer totalement le pilote à réparer le dommage causé. Celui-ci ne pouvait raisonnablement prévoir qu’un tel accident pouvait se dérouler sur une piste de professionnels de la moto. Il ne pouvait envisager le freinage brutal de la victime et ainsi rien ne pouvait lui permettre de l’éviter compte tenu de leur proximité sur le circuit. De plus, ceux-ci s’étaient vu rappeler les consignes de sécurité avant le démarrage.

La force majeure joue ici en faveur de l’auteur du dommage, en lui permettant d’être exonéré totalement de sa responsabilité de gardien de la chose. Elle considère également que la victime avait freiné brutalement sans nécessité, contrairement aux consignes données.

La victime forme alors un pourvoi en cassation selon que les faits lui étant reprochés ne prenaient pas en compte qu’il n’était pas licencié et donc qu’il maîtrisait mal les règles de couleur des drapeaux, contrairement au motard l’ayant percuté, et que leur appartenance commune au classement confirmé ne résultait que de performances réalisées au tour précédent.

Aux visas des articles 1241 et 1242[2] alinéa 1er du Code civil, la Cour de cassation casse la décision de la cour d’appel. Elle rappelle ainsi que la faute de la victime n’exonère totalement le gardien de sa responsabilité que si elle constitue un cas de force majeure caractérisé[3], notamment par son imprévisibilité. La Cour affirme que n’est pas imprévisible pour les motards qui le suivent, la chute d’un pilote sur un circuit fermé. Elle ne peut relever de la force majeure et ne peut donc conduire à l’exonération totale du gardien de la moto dont la responsabilité est recherchée.

Cette interprétation est compréhensible du fait de la fréquence des chutes sur un circuit bien que les pilotes soient professionnels.

La force majeure comporte trois critères reconnus : elle doit être extérieure, imprévisible et irrésistible. Beaucoup de sens divers peuvent être donnés à ces trois critères. La jurisprudence a beaucoup débattu sur ceux-ci. L’imprévisibilité s’entend facilement en droit des contrats, comme le soulève l’article 1218 du Code civil, mais plus difficilement en matière délictuelle puisque l’article 1253 du projet de réforme de la responsabilité civile envisage même de l’exclure de ce domaine.

Pour être plus juste, il est important que les juges du fond apprécient au cas par cas les fois où la force majeure peut être retenue en matière délictuelle, du fait de sa complexité. Cela ne dépend pas du domaine de la Cour de cassation qui ne doit juger qu’en droit. Pour autant, la Haute juridiction conserve son pouvoir de contrôle de la qualification.

La cour d’appel a bien rappelé que les consignes de sécurité avaient été répétées plusieurs fois.

Cette décision peut faire penser à un abandon complet de la force majeure dans un autre domaine que la responsabilité contractuelle. Les juges de la Haute juridiction ne considèrent que peu les faits de l’espèce et délivrent une formulation générale qui semble soulever qu’aucune chute sur circuit ne pourra désormais revêtir les critères de la force majeure.

Léna RABILLARD

SOURCES :

-HERVIEU M., « Responsabilité délictuelle : maintien du critère d’imprévisibilité de la force majeure », (en ligne), Dalloz Actu Etudiant, Dalloz, 20 décembre 2023, (consulté le 5 janvier 2024)

-NASOM-TISSANDIER H., « Force majeure et exonération du gardien de la chose : à propos d’une chute d’un pilote sur un circuit », (en ligne), Le Quotidien du 8 décembre 2023 : Responsabilité, Lexbase, (consulté le 5 janvier 2024)

-CAYOL A., « Exonération totale en cas de force majeure : exigence d’une faute imprévisible de la victime », (en ligne), Dalloz actualité, Dalloz, 11 janvier 2024, (consulté le 7 février 2024)

 

[1] CA Paris, 17 février 2022, n°20/05938.

[2] Ancien article 1384 alinéa 1er du Code civil.

[3] Civ. 2e, 8 févr. 2018, n° 17-12.456.

 
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