Manquement contractuel et dommage causé à un tiers : confirmation de l’arrêt Myr’ho

Article publié le 10 février 2020

 

Réunie en Assemblée plénière, la Cour de cassation réaffirme dans un arrêt du 13 janvier 2020[1], le principe posé par le célèbre arrêt Myr’ho relatif à l’engagement de la responsabilité d’une partie au contrat pour un dommage causé à un tiers en raison d’un manquement à ses obligations contractuelles. 

En l’espèce, deux usines ont pour objet la fabrication et la commercialisation de sucre de canne. L’usine sucrière de Bois rouge a conclu une convention d’assistance le 8 novembre 1995 avec l’usine sucrière de la Réunion, selon laquelle les sociétés devront mutuellement se porter assistance « en cas d’arrêt accidentel prolongé de l’une des usines ». Un incendie s’est déclaré dans la nuit du 30 au 31 aout 2009 au sein de la centrale électrique chargée de l’approvisionnement d’énergie auprès de l’usine de Bois rouge. Cet évènement a eu pour conséquence la fermeture de l’usine pour une durée de 1 mois et en application de la convention d’assistance, l’usine sucrière de la Réunion a assuré une partie du traitement de la canne à sucre, en principe à la charge de l’usine de bois rouge. Du fait de cette assistance, l’usine sucrière de la Réunion a subi une perte d’exploitation ; c’est pourquoi elle a été indemnisée par son assureur.

 

Suite à l’indemnisation, l’assureur subrogé dans les droits de l’usine sucrière de la Réunion assigne la centrale électrique et l’usine de Bois rouge pour obtenir le remboursement de l’indemnité versée. Cette demande sera rejetée. L’assureur interjette alors appel mais dans un arrêt du 5 avril 2017, la Cour d’appel de Saint-Denis confirme le jugement de première instance et déboute la compagnie d’assurance. Cette dernière se pourvoit en cassation et la chambre commerciale renvoie l’affaire devant l’Assemblée plénière qui, par un arrêt du 13 janvier 2020 casse et annule l’arrêt des juges du fond mais seulement sur le rejet de la demande de l’assureur dirigée contre la centrale électrique. Les parties sont renvoyées devant la Cour d’appel de Saint-Denis autrement composée. 

Selon les juges du fond la convention d’assistance mutuelle conclue entre les deux usines empêchait l’usine sucrière de la Réunion d’agir contre l’usine de Bois rouge du fait de l’assistance qui lui ait porté. De ce fait l’assureur subrogé dans les droits de l’usine sucrière de la Réunion ne détenait pas plus de droit que son assuré et ne pouvait donc pas invoquer une faute contractuelle imputable à l’usine de Bois rouge. Concernant l’action contre la centrale électrique, la Cour d’appel a considéré qu’aucune faute, négligence ou imprudence n’était établie ; par conséquent la compagnie d’assurance ne pouvait pas invoquer la responsabilité délictuelle de la centrale. 

Un tiers peut-il engager la responsabilité délictuelle d’une partie au contrat dans le cas d’un manquement contractuel lui causant un dommage ? 

Au visa de l’article 1165 et 1382 du Code civil dans leur ancienne rédaction, la Cour de cassation considère que le manquement par un contractant à une obligation contractuelle est de nature à constituer un fait illicite à l’égard d’un tiers au contrat dès lors que ce manquement lui cause un dommage. Par ailleurs la Haute juridiction met en avant l’importance de ne pas entraver la réparation du dommage dans ce cas, même si la personne lésée n’est qu’un tiers au contrat. C’est pourquoi, dès lors que le tiers établit un lien de causalité entre le manquement contractuel et le dommage qui lui est causé, une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement n’a pas à être démontrée. 

En l’espèce, la Cour d’appel a effectivement constaté la défaillance de la centrale électrique dans l’exécution de son contrat de fourniture d’énergie auprès de l’usine de Bois rouge pendant quatre semaines ainsi que le dommage qui en a résulté pour l’usine sucrière de la Réunion. De ce fait la Cour de cassation en a conclu que les juges du fond n’ont pas tiré les conséquences légales de ces constatations. 

Sur cette question de la responsabilité des contractants à l’égard des tiers, la jurisprudence a fait l’objet de nombreuses évolutions. L’arrêt Myr’ho (Bootshop) en date du 6 octobre 2006[2] avait ouvert le bal sur ce sujet, en effet l’Assemblée plénière avait affirmé que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». Cette solution a été vivement critiquée et un courant jurisprudentiel avait pris le contrepied de l’arrêt Myr’ho ou du moins réclamé un éclaircissement de la part de la Cour[3]. C’est ce qui a été fait avec l’arrêt du 13 janvier 2020 qui s’aligne sur l’arrêt Myr’ho mais en étant davantage précis sur les conditions car la Cour impose au tiers la démonstration d’un lien de causalité entre le manquement contractuel et le dommage subi, en revanche dès lors que cela est établi la preuve d’une faute n’est pas nécessaire. 

La Haute cour sanctionne ici le fait que la Cour d’appel ait imposé la preuve d’une faute, c’est d’ailleurs en cela que les juges du fond s’étaient éloignés de l’arrêt Myr’ho[4]. Une mise au clair de la part de la Cour de cassation a donc eu lieu ; la caractérisation d’un manquement contractuel suffit pour ouvrir au tiers le droit à réparation, à la condition qu’un dommage en résulte. Il a donc été affirmé expressément que la preuve d’une faute n’est pas nécessaire.

La principale critique de cette jurisprudence porte sur le non-respect du principe de l’effet relatif des contrats qui implique que le contrat n’a d’effet qu’entre les parties. Mais en réalité ce courant jurisprudentiel ouvrant droit à réparation aux tiers ayant subi un dommage du fait d’un manquement contractuel était plus que nécessaire. Dans l’arrêt d’espèce, la Cour n’a fait que confirmer la solution consacrée par l’arrêt Myr’ho et indiquer quelques précisions. Il s’avère que cette solution était nécessaire car en cas de manquement contractuel, la partie défaillante cause bien évidemment un dommage à son cocontractant mais il est également possible que le contrat ait une répercussion négative sur d’autres acteurs sans que ces derniers soient partie au contrat. Cet ensemble de décision a en effet un impact positif pour les compagnies d’assurance qui sont surement les plus concernées par ce type de situation. Toutefois, cette décision peut entrer en contradiction avec le régime de responsabilité issu de l’arrêt Besse[5] dans les chaines de contrats. En effet dans une chaine non translative de propriété, le maître d’ouvrage peut seulement engager la responsabilité extracontractuelle du sous-traitant, à charge pour lui de prouver une faute, négligence ou imprudence. En appliquant la décision d’espèce, le maître d’ouvrage, tiers au contrat pourrait engager la responsabilité du sous-traitant par le simple constat d’un manquement contractuel vis-à-vis de l’entreprise principale sans avoir à démontrer une faute de nature délictuelle ou quasi-délictuelle. Un véritable raccourci est donc opéré. Le risque est de voir se développer des abus dans les demandes d’indemnisation de la part des tiers et donc des cas de responsabilité à la chaîne.

Un second apport a pu être dégagé car l’Assemblée plénière ne distingue pas selon la nature de l’obligation méconnue. Dans l’arrêt Myr’ho, il s’agissait d’un manquement à une obligation de moyens tandis que l’arrêt d’espèce concerne une obligation de résultat[6]. Cela étend une fois de plus les possibilités d’engagement de la responsabilité des contractants. 

Par cette solution de principe, la Cour opte pour donner un avantage considérable aux victimes ayant la qualité de tiers au contrat. Sur le plan probatoire cela leur permet d’obtenir réparation facilement car le régime de responsabilité contractuelle peut être utilisé par un tiers tout en fondant la demande sur la responsabilité délictuelle ; de ce fait la faute devant être démontrée constitue en une simple inexécution ou manquement contractuel. Tandis qu’en principe dans le cadre de la responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle, doit être rapportée une faute, négligence ou imprudence. La cour de cassation a donc une fois de plus assimilé un manquement contractuel à une faute délictuelle.  

Il reste à attendre la position définitive du législateur sur ce point. L’avant-projet de réforme de la responsabilité civile est pour le moment en contradiction avec la solution consacrée par l’Assemblée plénière car la réparation ne pourra être demandée que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle et à charge pour le tiers d’apporter la preuve d’un fait générateur[7]. Si cet avant-projet de réforme est consacré, le courant jurisprudentiel Myr’ho et les arrêts en ce sens jusqu’à ce jour n’auront alors plus aucune portée. 

Lauren PRUNIER. 


[1] Cass. Ass. Plén., 13 janvier 2020, n°17-19.963.

[2] Cass. Ass. Plén. 6 octobre 2006, n°05-13.255

[3] De Roumefort (S), « Manquement à ses obligations contractuelles et responsabilité vis-à-vis des tiers : l’Assemblée plénière récidive », Actualité du droit – Lamyline, 20 janvier 2020. 

[4] Note explicative relative à l’arrêt n°651 du 13 janvier 2020, n°17-19.963. 

[5] Cass. Ass. Plén. 12 juillet 1991, n°90-13.602

[6] Note explicative relative à l’arrêt n°651 du 13 janvier 2020, n°17-19.963. 

[7] Article 1234 de l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile en date du 13 mars 2017 : « Lorsque l’inexécution d’une obligation contractuelle est la cause directe d’un dommage subi par un tiers, celui- ci ne peut en demander réparation au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs visés à la section II du chapitre II ». 

 

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