Maladie professionnelle et faute inexcusable de l’employeur : « Il était temps pour la Cour de cassation de trancher définitivement la question »

  Article publié le 7 février 2023

 

Capture d e cran 2022 12 04 a 15 59 04aura Petiot est la fondatrice et Présidente du cabinet LP-consulting qui intervient  dans les matières du droit public et privé français mais également, du droit européen et international. Elle a forgé son expérience professionnelle en France et à l'étranger en opérant principalement en tant que conseil en droit, géopolitique et communication auprès d'organisations publiques et d'intérêt général, d'autorités et d'entreprises privées. Laura Petiot, est également auteure d'articles dans la presse générale et spécialisée.

Pour le blog JurisactUbs, Laura Petiot a accepté de mettre à contribution son expertise afin de répondre à des questions relatives à la maladie professionnelle et la faute inexcusable de l’employeur.

Par deux arrêts rendus en Assemblée plénière le 20 janvier dernier[1] la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence quant à lindemnisation des victimes, en loccurrence de maladies professionnelles liées à lamiante, en cas de faute inexcusable de lemployeur.

 

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JurisactUbs : Pour commencer, afin de mieux comprendre l’importance de ces décisions, pouvez-vous nous expliquer la notion de faute inexcusable de l’employeur ?

 

Laura Petiot : Pour bien comprendre le sujet que nous abordons aujourd’hui, commençons par définir ce qu’est la « maladie professionnelle ».

Par définition, la maladie professionnelle est une pathologie contractée dans le cadre du travail, qui, à la différence de l’ « accident du travail », peut s’installer progressivement.

Sa définition est encadrée par l’article L.461-1 du Code de la Sécurité Sociale (CSS), qui dispose : « Est présumée d’origine professionnelle toute maladie désignée dans un tableau de maladies professionnelles et contractée dans les conditions mentionnées à ce tableau ».

Mais peut également être reconnue d’origine professionnelle, la maladie non répertoriée dans le tableau des maladies professionnelles « lorsqu’il est établi, qu’elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime et qu’elle entraîne le décès de celle-ci ou une incapacité permanente (…) ».

Il est à ce titre intéressant de noter que les pathologies psychiques peuvent également être reconnues comme maladies professionnelles.

Dans ce contexte, lorsque la maladie professionnelle – ou l’accident du travail – est provoquée par une faute – nous parlons ici de celle de l’employeur –, la nature de la faute imputable à ce dernier détermine les droits à réparation de la victime.

Ainsi, depuis 2002[2] et les arrêts dits « Amiante », la Cour de cassation a redéfini la notion de « faute inexcusable », en renversant d’une certaine façon la charge de prouver l’ (in)existence de la faute inexcusable. Depuis ces arrêts, en effet, la Cour de cassation considère que l’employeur est tenu envers ses salariés d’une obligation de sécurité de résultat. Tout manquement à cette obligation de résultat revêt alors le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait, ou aurait dû avoir conscience du danger auquel le salarié était exposé et n’a rien fait pour l’en préserver.

Cette solution s’applique, à la fois pour les maladies professionnelles, mais également pour les accidents du travail.

Au fil du temps, la Cour de cassation a par ailleurs précisé sa jurisprudence : là où elle considérait en 2002 que l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur était fondée sur le contrat de travail du salarié (de nature, donc, contractuelle), elle considère depuis 2015 pour la Chambre sociale, et 2020 pour la deuxième Chambre civile, que cette obligation s’apparente en réalité à l’obligation de sécurité et de protection de la santé des salariés protégée par le Code du Travail dans ses articles L.4121-1 et L.4121-2.

Une fois qualifiée la faute inexcusable de l’employeur, celle-ci ouvre droit à la victime ou à ses ayants droit à une majoration de rente ou de capital versé par la caisse d’assurance maladie, dont les modalités sont fixées par l’article L.452-2 du CSS.

En outre, l’article L.452-3 suivant ouvre la possibilité, pour la victime ou ses ayants droits, de prétendre devant la juridiction de sécurité sociale, et indépendamment de la majoration de rente ou de capital, à la réparation de divers préjudices tels que ceux causés par les souffrances physiques et morales, les préjudices esthétiques, ou ceux liés à la diminution des possibilités de promotion professionnelle (la liste n’est pas limitative).

 

JurisactUbs : Nous comprenons que la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence en la matière d’indemnisation de maladie professionnelle et faute de l’employeur. Mais, est-ce que vous pouvez nous rappeler quel était le processus d’indemnisation de ces maladies professionnelles dans le contexte précité, ainsi que les problèmes que la procédure antérieure pouvait soulever pour les victimes ?

 

Laura Petiot : Depuis plus de dix ans, et se détachant alors de l’interprétation textuelle de l’article L.452-3 du CSS, la Cour de cassation estimait que la rente versée à la victime d’une maladie professionnelle ou d’un accident du travail indemnisait, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent[3]. Cette solution écartait alors la possibilité pour la victime percevant une rente, d’obtenir une réparation distincte de ses souffrances physiques et morales sur le fondement de l’article L.452-3, à moins qu’elle n’ait été en mesure de démontrer que ces souffrances n’étaient pas déjà indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent couvert par la rente.

L’arrêt de la deuxième Chambre Civile du 28 février 2013 (pourvoi n°11-21.015) illustre parfaitement cette solution. En 2007, un salarié, ouvrier de fabrication, saisit une juridiction de sécurité sociale d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur après avoir déclaré une affection due à l’amiante.

En appel, la Cour d’Appel de Bordeaux alloue à la victime les sommes de 60 000 € au titre de l’indemnisation de ses souffrances physiques et morales, et de 10 000 € au titre de l’indemnisation d’un préjudice d’agrément. Pour parvenir à cette solution, la Cour d’Appel opère une interprétation textuelle de l'article L.452-3 du CSS que nous citions plus tôt, pour en conclure aussi simplement que le texte le prévoit, que la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle dus à la faute inexcusable de l’employeur peut demander, indépendamment de la majoration de la rente qu’elle reçoit, la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales endurées, ainsi que de ses préjudices esthétique et d’agrément.

Par décision du 28 février 2013, la Cour de cassation casse la solution du juge du fond, estimant notamment que la Cour d’Appel ne s’était pas attachée à rechercher si les souffrances invoquées par la victime n’étaient pas déjà réparées au titre du déficit fonctionnel permanent pris en charge par la rente (telle qu’établie par les article L434-1 et -2 du CSS, et majorée conformément aux dispositions de l’article L452-2 en cas de faute inexcusable de l’employeur).

L’interprétation de la Cour de cassation se confrontait ainsi à l’interprétation des juges du fond, fidèles à la lettre de l’article L452-3 du CSS, et soulevant ainsi la question, avant toute autre chose, de la définition et du contenu du poste de préjudice « déficit fonctionnel permanent ». Dans l’esprit de la Cour de cassation, cette notion venait en réalité faire doublon avec les « souffrances physiques et morales » décrites à l’article L452-3, il s’agissait donc, pour elle, d’écarter d’éventuelles situation de double indemnisation du même préjudice, se conformant d’une certaine façon également au principe de réparation intégrale du préjudice, sans perte ni profit.

Dans les faits, néanmoins, pour les victimes, cette solution se conciliait très mal avec le caractère forfaitaire de la rente, calculée d’après le salaire annuel de la victime, multiplié par le taux d’incapacité. En pratique, les modalités de calcul de ladite rente ne leur permettaient pas de prétendre à une réparation intégrale de leur préjudice.

En outre, les juges du fond étaient pour la plupart conscients de la difficulté pouvant être éprouvée par les victimes à démontrer que le montant de la rente n’indemnisait pas déjà le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent.

Cette situation était de nature à créer une différence de traitement entre victimes d’un AT/MP d’un côté, et victimes d’un dommage corporel de droit commun.

 

JurisactUbs : À votre avis, qu’est-ce qui a amené la Cour de cassation à opérer ce revirement de jurisprudence en 2023 ? Est-ce que la Haute juridiction avait déjà une approche casuistique en la matière ? Est-ce que le Conseil d’État avait déjà adopté cette position ?

 

Laura Petiot : Notons dans un premier temps que les deux arrêts dont nous parlons ont été pris en Assemblée Plénière de la Cour de cassation : la formation de jugement la plus solennelle, au sein de laquelle toutes les chambres de la Cour sont représentées. Il s’agit par ce biais, et sans doute possible pour la Cour, de trancher définitivement les divergences d’interprétation nées de ce type de contentieux.

Dans les deux affaires portées devant elle, les faits étaient les mêmes : deux salariés sont décédés des suites d’un cancer des poumons après avoir inhalé des poussières d’amiante.

Pourtant, en appel – des suites d’une première cassation –, le champ d’indemnisation reconnu pour l’une et l’autre des victimes fut différent selon la Cour d’Appel concernée : alors que la Cour d’Appel de Nancy a reconnu et accordé une réparation spécifique aux ayants droit pour le préjudice personnel né des souffrances physiques et morales endurées par la victime, la Cour d’Appel de Caen s’est, quant à elle, soumise à la jurisprudence de la Cour de cassation.

Au-delà des questions théoriques, les divergences d’interprétation entre les juges du fond et la Cour de cassation, mais également, entre les juges du fond eux-mêmes, étaient alors de nature à engendrer des différences de traitement dans la réparation des préjudices subis par des victimes soumises à de mêmes faits.

Il était temps pour la Cour de cassation de trancher définitivement la question.

D’autres éléments ont pu l’y pousser : le poids de la doctrine en est un, mais également – et ne le sous-estimons pas – les faits de l’espèce liés aux dommages subis par les salariés exposés à l’amiante. En 2002, le drame de l’amiante avait poussé la Cour de cassation à redéfinir la faute inexcusable de l’employeur, en 2023 il la convainc certainement d’intervenir pour couper court aux divergences, intégrer le sort des victimes, et la réalité pratique les empêchant d’obtenir réparation intégrale de leur préjudice.

Au-delà de l’approche casuistique, la Cour sait, lorsqu’il le faut, faire preuve de sens pratique : l’arrêt récent de la Chambre Commerciale Financière et Économique en matière de résolution contractuelle nous l’a encore récemment prouvé[4].

En outre, cette nouvelle position lui permet également de se rapprocher de la jurisprudence du Conseil d’État qui, s’appuyant notamment sur la réalité de son mode de calcul, considère que la rente d’accident du travail prévue à l’article L.431-1 du CSS vise uniquement à réparer les préjudices subis par le salarié victime dans le cadre de sa vie professionnelle.

 

JurisactUbs : Qu’est ce qui va changer dans le mode d’indemnisation des victimes daccident du travail ou de maladie professionnelle après les deux décisions de la Cour de cassation ?

 

Laura Petiot : Avec ces deux arrêts, la Cour de cassation ouvre désormais la possibilité aux victimes concernées par la faute inexcusable de leur employeur (ou à leurs ayants droit), d’obtenir une réparation complémentaire pour les souffrances physiques et morales endurées après « consolidation » (comprendre ici, la situation du malade dont l’état n’est plus évolutif mais définitif), sans qu’ils n’aient plus à fournir la preuve que la rente prévue par le CSS ne couvre pas déjà ces souffrances.

Les victimes ou leurs ayants droit devraient être ainsi mieux indemnisées, l’indemnisation de leur déficit fonctionnel permanent venant à s’ajouter à la rente forfaitaire, tendant ainsi vers la réparation intégrale de leur préjudice.

En outre, si l’arrêt rendu par la Cour l’a été en matière de faute inexcusable de l’employeur, il a vocation, en réalité, à s’étendre à tous les cas de réparation AT/MP entraînant le versement de la rente prévue à l’article L434-1 :

« L'ensemble de ces considérations conduit la Cour à juger désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent ».

Ainsi, le montant versé au titre de la rente ne pourra plus être affecté qu’à la réparation des postes de perte de gains professionnels et incidence professionnelle, et le déficit fonctionnel – qui rappelons le, n’est pas une notion juridique consacrée par la loi[5] – constituer un nouveau chef de préjudice susceptible de faire l’objet d’une réparation intégrale, sous forme d’indemnisation à part entière. Les Caisses d’assurance maladie devront s’y conformer.

 

JurisactUbs : Quel sera l’impact de ce revirement de jurisprudence sur les entreprises et contrats d’assurances ?

 

Laura Petiot : Il y a d’un côté d’abord, les conséquences pour les employeurs coupables d’une faute inexcusable.

Pour eux, l’amélioration des conditions d’indemnisation des salariés victimes aura certainement pour conséquence l’augmentation des cotisations à reverser à la Caisse d’assurance maladie concernée.

En effet, si l’employeur ne prend pas à sa charge directe et personnelle la réparation du préjudice lié à l’accident du travail ou à la maladie professionnelle, l’article 452-2 du CSS prévoit qu’en cas de faute inexcusable de l’employeur : « La majoration [ nldr : de la rente ] est payée par la caisse, qui en récupère le capital représentatif auprès de l’employeur dans des conditions déterminées par décret », à savoir, dans les mêmes conditions et en même temps que les sommes allouées au titre de la réparation des préjudices nés de la faute inexcusable de l’employeur.

Conformément aux dispositions des articles D.452-1 et R.454-1 du CSS, la Caisse dispose à ce titre d’une action en remboursement à l’encontre de l’employeur. Dans les faits, le remboursement à la Caisse de l’employeur prend la forme d’une cotisation complémentaire à elle versée, qui s’ajoute à ses cotisations de sécurité sociale.

Il y aura, certainement aussi, une conséquence plus générale pour l’ensemble des entreprises.

Par effet de vases communicants, l’amélioration et la hausse des indemnisations des salariés victimes devrait mener à une hausse générale des cotisations d’assurance pour la couverture responsabilité civile des employeurs : lorsque les plafonds d’indemnisation des victimes augmentent d’un côté, les cotisations des assurés augmentent de l’autre.

 

Propos recueillis par Jéssica P. Lima

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[1] Cass. Ass. Plen. n°21-23947 BR et 20-23673 BR

[2] Voir notamment : Cass.soc, 28 février 2002, pourvoi n°00-11.793.

[3] Entendu par la Cour de cassation comme : les ”atteintes aux fonctions physiologiques, la perte de la qualité de vie et les troubles ressentis par la victime dans ses  conditions d’existence personnelles, familiales et sociales. Cass, 2ème Civ, 28 mai 2009, pourvoi n°08-16.829.

[4] Cass, Chambre commerciale financière et économique, pourvoi n°21-16.812.

[5] Cette notion est issue de la « Nomenclature Dintilhac » depuis 2005 (outil de classification de référence de l’ensemble des préjudices corporels indemnisables), et a été consacrée par la suite par la jurisprudence. 

 
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Commentaires

  • Adnane Hélène
    • 1. Adnane Hélène Le 15/02/2023
    L'article est vraiment complet et très intéressant.

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